Jacques Lecoq 1921-1999
Textes issues du libre LE CORPS POÉTIQUE
Un enseignement de la création théâtrale. Écrit par Jacques Lecoq,
en collaboration avec Jean-Gabriel Carasso et Jean- Claude Lallias.
Éditions ActesSud 1er édition: décembre 1997.
LES CLOWNS
CHERCHER SON PROPRE CLOWN
L'Ecole se termine par le rire, avec des clowns et des variétés comiques : les burlesques, les absurdes les excentriques. Au fil du temps, ce territoire s'est découvert peu a peu et a prise une importance aussi grande que celle du masque neutre. L'un et l'autre encadrent pédagogie de l'Ecole. Ce travail ne durait au départ que deux ou trois jours, il s'étend maintenant sur plusieurs semaines, tant l'intérêt des élèves m'a conduit progressivement à en approfondir le champ.
Les clowns sont apparus dans les années soixante, alors que je m'interrogeais sur les relations entre la commedia dell'arte et les clowns de cirque. La principale découverte se fit en réponse à une question simple : le clown nous fait rire, mais comment ? J'ai demandé un jour aux élèves de se mettre un cercle -souvenir de la piste- et de nous faire rire. Les uns après les autres, ils se sont essayer a des pitreries, des galipettes, des jeux de mots plus fantaisistes les uns que les autres, en vain ! Le résultat fut catastrophique. Nous avions la gorge serrée, l'angoisse au plexus ; cela devenait tragique. Lorsqu'ils se rendirent compte de cet échec, ils arrêtèrent leur improvisation et allèrent se rasseoir, dépités, confus, gênés. C'est alors, en les voyant dans cet état de faiblesse, que tous le monde se mit à rire, non du personnage qu'ils prétendaient nous présenter, mais de la personne elle-même, ainsi mis à nu. Nous avions trouvé ! Le clown n'existe pas en dehors de l'acteur qui le joue. Nous sommes tous des clowns, nous nous croyons tous beaux, intelligents et forts, alors que nous avons chacun nos faiblesses, notre dérisoire, qui, en s'expriment font rire. Au cours de mes premières expériences, j'ai constaté que certains élèves, dont les jambes étaient tellement maigres qu'ils n'osaient pas les montrer, trouvaient dans le clown une possibilité d'exhiber leur maigreur et d'en jouer, pour le plus grand plaisir des spectateurs. Ils pouvaient enfin exister tels qu'ils étaient, en toute liberté, et faire rire. Cette découverte de la transformation d'une faiblesse personnelle en force théâtrale fut de la plus grande importance pour la mise au point d'une approche personnalisée des clowns, pour une recherche "de son propre clown", qui est devenue un principe fondamental.
La référence au cirque, inévitable dès que l'on évoque le clown, demeure pour moi très lointaine. J'avais bien vu dans mon enfance, au Cirque Médrano à Montmartre les Fratellini, Grock et le trio Carioli, Portos, Carletodmais nous n'avons pas chercher à l'Ecole ce type de clown. A part la dimension comique, nous n'avions aucune référence de style ou de forme et les élèves eux-mêmes ne connaissaient pas ces clowns. Ils abordaient donc la recherche de manière très libre et c'est Pierre Byland, élève de l'école avant d'enseigner, qui nous a apporté le fameux nez rougece plus petit masque du monde, qui allait permettre de sortir de l'individu sa naïveté et de sa fragilité.
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On ne peut énumérer les thèmes des clowns : toute la vie est un thème clownesque... pour les clowns ! Lorsque l’acteur entre en scène porteur de son petit nez rouge, son visage présente un état de disponibilité sans défense. Il croit être reçu avec toute la sympathie du public (du monde), et il est surpris par le silence qui l'accueille, alors qu'il se prenait pour une personne importante. Sa réaction piteuse déclenche dans le public de petits rires. Le clown, ultra-sensible aux autres, réagit alors à tout ce qui lui arrive et voyage ainsi entre un sourire sympathique et une expression triste. Dans ce premier contact, il est important pour le pédagogue d'observer si l'acteur ne précède pas les intentions, s'il est toujours en état de réaction et de surprise, sans que son jeu ne soit « conduit » (nous disons « téléphoné »), réagissant avant qu'il n'ait eu un motif pour le faire.
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A différence d'autres personnages de théâtre, le clown a un contact direct et immédiat avec le public ; il ne peut vivre qu'avec les autres. On ne fait pas le clown devant un public, on joue avec lui. Un clown qui entre en scène entre en contact avec tous les personnes qui constituent le public, son jeu est influencé par leurs réactions. L'exercice est important pour le comédien en formation, qui ressent là une relation très forte et vivante avec le public. Si le clown ne tenait pas compte des réactions du public, il s'installerait dans son « bide » et finirait en cas psychologique clinique . J'ai demander un jour à Raymond Devos de venir faire un stage exceptionnel sur le clown. Il improvise de manière magistral à partir d'un pied de chaise posé sur le sien. La moindre réaction, un geste, un rire, un mot venant du public, était pour lui l'occasion d'un départ de jeu. Souvenir impressionnant d'un grand clown !
Parallèlement, nous cherchons dans le corps les démarches enfouies. En observant la marche naturelle de chacun, nous repérons les éléments caractéristiques (un bras qui balance plus que l'autre, un pied qui s'oriente vers l'intérieur, un ventre légèrement avancé, une tête portée vers le côté) que nous exagérons progressivement pour atteindre à une transposition personnelle. Je recherche avec les élèves leur propre démarche de clown, comme Groucho Marx, Charlot ou Jacques Tati avaient la leur, si caractéristique. Il ne s'agit que jamais, pour un clown, de composition extérieure mais toujours du développement poussé d'une démarche personnelle.
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Les références au cirque réapparaissent lorsque l'on aborde les phénomènes du trio. Les clowns de cirque sont souvent trois : le Clown blanc, l'Auguste et le second Auguste. Toute situation clownesque impose une hiérarchie entre les clowns. Ceci est évident dans le célèbre trio des Marx Brothers, mais également dans tous les duos : Arlequin et Brighella, Laurel et Hardy… L'un est toujours sur l'épaule de l'autre. Au théâtre, le duo me semble préférable, comme il souhaitable, dans une démarche pédagogique, pour permettre à chaque clown de se situer par rapport à un autre. Cette recherche sur la hiérarchie est notamment étudiée avec le thème de la blague et du double bide.
En initiant ce travail, je pensais que les clowns constitueraient un passage temporaire, une étape de recherche dans une pédagogie en évolution, liée à une époque donnée. je constate aujourd'hui que les élèves ont réclamé ce travail, qu'ils le considèrent toujours comme un des temps forts du voyage pédagogique de l'École. Sans doute les clowns touchent-ils une dimension psychologique et théâtrale très profonde. Ils ont acquis la même importance que le masque neutre, mais dans une direction inverse. Autant le masque neutre est un élément collectif, un dénominateur commun qui peut être partagé par tous, autant le clown met en évidence l'individu, dans sa singularité. Il démystifie la prétention de chacun a être supérieur à l'autre. Paradoxalement nous touchons la limite inverse de l'approche pédagogique menée tout au long de l'enseignement. Pendant des mois, j'ai demandé aux élèves d'observer le monde et de le laisser se refléter en eux. Avec le clown, je leur demande d'être eux-mêmes, le plus profondément possible et d'observer l'effet qu'ils produisent sur le monde, à savoir sur le public. Ils font alors l'expérience de la liberté et de l'authenticité, face au public.
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Je place volontairement ce travail à la fin du parcours, car le clown demande une expérience personnelle forte à l'acteur. Dans la tradition du cirque, les clowns sont en général tenus par les plus vieux. Les jeunes sont à l'exploit (au fil, au trapèze, à l'équilibre…), les vieux ne sont plus capables, ils deviennent clowns, expression d'une maturité. D'une sagesse !
Dans une autre étape du travail, nous mettons les clowns en situation dans la vie quotidienne. Nous recherchons les familles de clowns : le père, la mère, les enfants… Les clowns déménagent… Ils passent leurs vacances en club... Ils cherchent un emploi... Nous travaillons certains thèmes à la limite du réel et de la fiction. Par exemple : Les clowns répètent une pièce de théâtre. Il ne s'agit pas de jouer la pièce "à la manière" des clowns, mais bien des clowns qui essaient de répéter une pièce et n'y arrivent pas. Il se produit tant d'événements que la pièce ne sera évidemment jamais répété, ce ne seront que de désastres et exploits inattendus. Dans toutes ces situations, chaque clown apparaît avec force, dans son dérisoire et parfois dans sa dimension tragique.
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Tous les élèves passent par l’expérience du clown, mais très peu d’entre eux continueront dans ce registre. Certains sont des natures comiques ; à peine entrent ils en scène, le public s'esclaffe. Notre travail pédagogique consiste à leur permettre de se découvrir, d’être eux-mêmes. Le masque neutre et le clown encadrent l’aventure pédagogique de l’École, l’un au début, l’autre à la fin. Les acteurs ne garderont pas ces masques. Ils s’aventureront dans leurs propres créations, mais ils en conservera la trace et l'esprit. Et ils auront fait ici l'expérience fondamentale de la création : la solitude !
Photos issues du livre de Patrick Lecoq -
EN POINT FIXE EN MOUVEMENT- Actes Sud